L'affaire débuta avec la parution dans le quotidien Le Monde daté du 10 janvier 1959, d'une brève informant de la mise sous mandat de dépôt, quelques semaines auparavant, d'un policier accusé de détournement de mineures.
Le 23 janvier, l'hebdomadaire politique Aux écoutes du monde étoffa l'information avec un écho intitulé « la “petite folie” du Butard » : le policier aurait avoué avoir organisé des parties fines entre des personnalités et des mineures en divers endroits de la région parisienne, dont le Pavillon du Butard. Or, ce pavillon de chasse situé tout près de Paris, dans la forêt de Fausses-Reposes, était alors mis à la disposition du président de l'Assemblée nationale.
La lettre qu'adressa publiquement au directeur de l'hebdomadaire l'homme politique André Le Troquer pour opposer aux « allégations publiées un démenti sans réserve, catégorique, absolu2 » donna une nouvelle dimension à ce fait divers.
En effet, André Le Troquer, 74 ans, mutilé de la guerre de 1914 où il avait perdu un bras, député SFIO de la Seine de 1936 à 1942 et de 1946 à 1958, avocat de Léon Blum lors du procès de Riom, résistant proche du général de Gaulle dont il fut ministre à la Libération, et enfin dernier président de l'Assemblée nationale de la IVe république (de janvier 1956 à juin 1958), était une figure de la vie politique.
Il fut bientôt inculpé, ainsi qu'une dizaine d'hommes âgés et fortunés ; des directeurs de magasins des beaux quartiers ou de restaurants chics, un coiffeur de l'avenue Matignon, deux policiers3, etc., membres du « Tout pourri » pour reprendre l'expression du Canard enchaîné.
L'enquête établit que l'ex-chauffeur de la DST Pierre Sorlut qui se faisait passer pour un policier (il était en disponibilité) avait trois ans durant piégé des jeunes filles (la plus jeune aurait eu 14 ans et les plus âgées 20 ans selon certaines sources 5, 12 et 18 ans selon d'autres 6,7, alors que la majorité civile était à 21 ans et la majorité sexuelle à 15 ans) en leur proposant de rencontrer des hommes qui pourraient, grâce à leurs relations, favoriser leur carrière artistique. Fournies en alcool et en marijuana, elles exécutaient pour un public d'amateurs des spectacles érotiques dont certaines chorégraphies étaient imaginées par une artiste peintre, ex-actrice, alors compagne d'André Le Troquer (d'où le nom de « ballets roses »). Persuadées de favoriser la carrière de leurs filles, certaines mères auraient été consentantes.
À l'issue du procès, le 10 juin 1960, vingt-deux des vingt-trois prévenus furent condamnés. L'organisateur, Pierre Sorlut, écopa de cinq ans de prison ferme. D'autres peines de prison furent prononcées, ainsi que des amendes. Quant à André Le Troquer, le tribunal ne lui tint rigueur, ni d'avoir prétexté une machination politique destinée à le salir, ni d'avoir accueilli ces parties fines dans un palais de la République : tenant compte d'un « long passé de services rendus » et ne voulant pas « accabler un vieil homme », il ne lui infligea qu'un an de prison avec sursis et 3 000 francs d'amende8, condamnation confirmée en mars 1961.
De nombreuses rumeurs entourèrent cette affaire, qui allèrent d'une participation plus active des notables aux chorégraphies jusqu'à des orgies sado-masochistes organisées dans le Palais Bourbon. Aujourd'hui encore, l'expression « ballets roses » renvoie communément à des pratiques encore plus criminelles et mettant en scène des viols (dans le sens commun du terme), voire des meurtres. D'autre part, le fait que Pierre Sorlut ait été, durant l'année où il travailla officiellement pour la DST, le chauffeur de son directeur, le gaulliste Roger Wybot, a alimenté la thèse d'une machination destinée à perdre le socialiste Le Troquer.
Son retentissement fut atténué par une actualité chargée, qu'il s'agisse, sur le plan politique, de la guerre d'Algérie, ou, sur le plan judiciaire, de l’affaire Lacaze.
Résumé du livre
« Pourquoi donc, quand on m'a proposé d'écrire sur un fait divers, ai-je spontanément pensé à l'affaire des 'Ballets roses', scandale presque oublié des années 1959-1960 ? Trois raisons au moins : D'abord parce que je suis impressionné, parfois choqué, par l'irritabilité avec laquelle les affaires de moeurs se déchaînent dans l'opinion, mêlant faits et fantasmes, excitation collective et réprobation (Outreau en a donné l'exemple spectaculaire). Ensuite parce que les 'Ballets roses' ont pour toile de fond la fin de la IVe République et le retour du général de Gaulle dont l'un des acteurs fut mon arrière-grand-père, René Coty. Après les Pieds dans l'eau, ce mélange d'histoire familiale et d'histoire tout court ne manquait pas d'attraits pour le romancier. Enfin j'ai trouvé l'occasion d'évoquer ces années cinquante, à la fois proches et lointaines : une France presque disparue avec ses modes et ses chapeaux, ses voyous et ses honnêtes gens qui pourraient former le décor d'un film en noir et blanc.
Le sujet principal reste évidemment l'affaire : comment un groupe de jeunes filles mineures, recrutées par un pseudo-policier, allait servir aux plaisirs d'une bande de commerçants, d'hommes d'affaires, et surtout du président de l'Assemblée nationale André Le Troquer. La personnalité de ce dernier m'a particulièrement intéressé : parce que son histoire comporte des épisodes plus glorieux, notamment dans la Résistance ; parce qu'il eut toute sa vie l'amour des starlettes, avant qu'un péché de vieillesse ne l'entraîne dans cette chute calamiteuse. Ce feuilleton policier suit plusieurs lignes : historique, politique, psychologique, personnelle. Il reste près des faits, sans extrapoler, mais en tâchant de retrouver la vérité d'un moment perdu. » - B.D.
Ballets roses de Benoît Duteurtre
Editeur : Grasset
Publication : 7/4/2009
Benoît Duteurtre: « Tout ce qui vient du passé me fascine »
L'auteur de « Ballets roses », (Grasset), arrière petit-fils du président Coty a enquêté sur un fait divers qui a fait scandale à la fin des années 50. Il a répondu à vos questions.
Crevette. A côté de l'affaire des "ballets roses", il y eut aussi les "ballets bleus". Qu'est-ce qui vous a déterminé vers les uns plutôt que vers les autres ?
Benoît Duteurtre. C'est un journaliste de France Soir qui, en 1959, a inventé l'expression de «ballet rose». C'est la première fois que cette expression est apparue dans le langage courant, auparavant elle n'existait pas. Il y a eu, bien sûr, des affaires de «ballets bleus», plus ou moins célèbres, mais du même coup on a utilisé l'expression «ballet bleu» uniquement après cette date. Je suis donc remonté aux origines d'une expression dont personne ne sait aujourd'hui d'où elle vient. Par ailleurs, cette affaire m'intéressait spécialement parce qu'elle a pour cadre la fin de la IVème République à laquelle je me suis beaucoup intéressée, depuis de longues années, à cause de mon arrière grand-père René Coty.
Arago. «Ballets roses», «ballets bleus», pardonnez mon inculture mais pouvez-vous nous expliquer de quoi il retourne ?
«Rose», ce sont les petites filles; «bleu», ce sont les petits garçons, tout simplement. En l'occurrence, l'expression d'origine est un peu trompeuse car, dans l'affaire des «ballets roses» les victimes étaient des adolescentes entre 14 et 18 ans, pas vraiment des petites filles.
Guy de M. Sur l'origine du terme, je me rappelle que traditionnellement après la guerre, on offrait de la layette bleue aux garçons et aux filles de la layette rose. Qu'en pensez-vous?
Je me suis renseigné sur la question pour écrire le livre, le rose pour les filles et le bleu pour les garçons existait déjà dans certaines provinces, au XIXème siècle, George Sand en parle dans un de ses romans, mais cette association de couleurs n'est pas commune à tous les pays ni à toutes les cultures.
Novice. Pensez-vous que la justice a été laxiste dans cette affaire ?
C'est une question très intéressante, nous avons le sentiment que les moeurs sont beaucoup plus libres aujourd'hui, ce serait-ce que parce que la majorité est passée à 18 ans, et qu'aucune pratique sexuelle n'est désormais condamnable, du moins entre personnes adultes et consentantes. Mais dès qu'on entre dans le domaine des mineurs, la justice est aujourd'hui beaucoup plus sévère qu'autrefois. D'un certain point de vue, c'est peut-être un progrès mais cela peut conduire à des aveuglements, type Outreau.
Dans l'affaire des «ballets roses», le juge a, tout à la fois, un côté paternaliste et réactionnaire mais, en même temps, il n'est pas dupe. Il sait que les mineurs ne disent pas toujours la vérité, son jugement est, somme toute, plus nuancé qu'il ne le serait aujourd'hui. De fait, seul le principal organisateur des «ballets roses» sera condamné à une peine de prison ferme. Ce qui ne veut pas dire que Le Troquer s'en sorte indemne, puisque cette affaire et sa condamnation à une peine avec sursis, le raye définitivement de la vie politique.
Jeff. On vous a connu très virulent contre la gauche-tarama, mais vous semblez désormais très critique contre le libéralisme. Est-ce un changement ou deux faces d'une même politique?
C'est bien l'une des confusions, à la fois embarrassante et ironique, de mon existence. J'ai toujours aimé ferrailler contre les certitudes et la bonne conscience de la gauche, sans pour autant me sentir réellement de droite. Alors, je me suis moqué du milieu de l'art contemporain, du petit monde gay quant il se replit sur lui-même, etc... Mais, comme la gauche supporte très mal la critique, elle a toujours tendance à vouloir faire passer ses détracteurs pour d'affreux réactionnaires. J'ai eu droit à tous les adjectifs. Paradoxalement, une certaine droite s'est parfois montrée plus tolérante à mon égard. Pour autant, sur le plan économique ou social, j'ai toujours été beaucoup plus «Monde diplomatique» que « Valeurs actuelle ».
Siloin. Vous n'étiez pas né dans les années cinquante, pourtant vous donnez l'impression d'en être nostalgique? qu'avez-vous perçu dans votre enfance de ces années-là?
Comme le dit fort bien Claire Devarrieux dans son article, j'aime surtout le passé quant il est en train de disparaître irrémédiablement. Ce n'est pas que je le trouve meilleur, c'est simplement que de voir un fragment de l'Histoire s'éloigner me conduit à une irrépressible nostalgie. Ce qui me fascine en particulier dans les années cinquante, c'est qu'elle ressemble extraordinairement à la France d'avant-guerre et, en même temps, elles sont encore tout près de nous. C'est la France en noir et blanc, la France des cabarets, le Paris d'avant la flambée immobilière...
Ration. En fait, vous n'avez pas l'air d'être aussi technophobe que ce que Service clientèle laissait supposer. Aimez-vous tchater, aimez-vous la sociabilité en ligne ?
Oui, c'est comme ce que je disais plus haut sur la gauche et sur la droite. Par exemple, je déteste le téléphone portable, car j'ai horreur de pouvoir être joint à tout instant. Je déteste les services clientèles, et leur système d'attente, je pense que je ne suis pas le seul. Par contre, je trouve l'Email extraordinairement pratique, et je m'en sers énormément. Mais, pour être tout à fait honnête, tout ce qui vient du passé me fascine. En ce moment par exemple, je claque mes économies pour acheter des Teppaz, et autre pickup des années cinquante, et je m'enchante à regarder tourner des disques vinyle.
Ôboulot. Qu'est-ce qui vous a le plus plu dans l'élaboration de votre texte: la recherche dans les archives ou l'enquête auprès des témoins vivants?
Les deux mon capitaine! J'avoue que la plongée dans les archives a été très plaisante. J'évoque dans mon livre les microfilms et les écritures de greffiers dant les jugements. De toute façon, la plupart des protagonistes étaient morts ou introuvables, cela a été assez fascinant pour moi de retrouver quand même le principal inculpé de l'affaire, celui qui recrutait les jeunes filles, et qui a ouvert depuis, à Pigalle un restaurant «libertin». En déjeunant avec lui et avec ses vieux amis, j'avais l'impression d'être chez «les Tontons flingueurs».
Eric. Quel rôle joue la musique dans votre écriture ?
Elle est essentielle dans ma vie, mais quand j'écris je recherche surtout une fluidité maximale du texte. Mon idéal n'est pas de faire des grands effets de prose musicale, plutôt que la musique s'insinue sans y prendre garde.
Sylvie. Pourquoi avoir lié le nom de Coty, et donc votre histoire familiale, à ce scandale sexuel ?
Simplement parce que Coty et Le Troquer se sont bien connus, j'avais même chez moi un portrait de Germaine Coty peint par la maîtresse de Le Troquer (Elisabeth Pinajeff) qui participait aussi aux «ballets roses». Cela me donnait donc une entrée personnelle dans le sujet, et me permettait de le traiter comme un romancier à la découverte d'une histoire, et pas seulement comme un enquêteur.
Broc. Est-ce que vos travaux en cours vous ramènent toujours plus vers vos origines familiales, régionales ?
Ces dernières années, j'ai publié plusieurs romans de satires et de fictions. Aujourd'hui j'ai plutôt l'impression d'entamer un nouveau cycle, plus autobiographique. Après «Les pieds dans l'eau» et les années 60, à l'automne dernier, voici les «Ballets roses» et les années cinquante. Je prépare aussi un autre livre sur mon arrivée à Paris au début des années 80. Ce qui n'empêche pas que je publie aussi quelques «vrais» romans de pure fiction.
Vérone. Pendant la Deuxième guerre mondiale, André Le Troquer fut un homme courageux et intègre, mais déjà ses frasques ne plaisaient pas trop au Général, est-ce pour cela qu'il l'a laissé de côté à la Libération, ou plutôt parce qu'il était un socialiste convaincu?
Je pense que de Gaulle se fichait un peu de ces affaires de moeurs, même si tante Yvonne était sans doute plus pudibonde. Je pense aussi qu'il n'avait pas une grande estime politique pour Le Troquer, et qu'il n'avait pas besoin de lui à ce moment-là.
Gastounet. Quel souvenir gardez-vous de madame Coty qui jouissait d'une énorme popularité et dont la mort a laissé une grande tristesse?
Je ne l'ai pas connue, je suis né après sa mort. Tout ce que je peux dire, c'est qu'elle a laissé un souvenir très sympathique, y compris dans sa propre famille. Ma mère et ses autres petites filles l'adoraient.
Fred44. J'aime bien la relation que vous entretenez avec les vaches, vos descriptions par petites touches de la Normandie, Cela pourrait vous semblez étonnant, mais voyez-vous un lien entre vos textes et ceux de Pennac et Vargas ?
Merci pour ce que vous dites, vous me donnez envie de lire plus assidûment Pennac et Vargas. En tout cas, j'aime bien l'idée de la légèreté, non pas par opposition à «profond», mais par opposition à «lourd».
Accordéon. Qu'est-ce qu'elle vous a Jacqueline François?
Si vous voulez que je vous parle de Jacqueline François qui vient de disparaître, et aussi de l'accordéon, rendez-vous le samedi, à 11 heures, sur France Musique, dans Etonnez-moi Benoît.
Libévore. Le groupe facebook «René Coty 2012», (créé sous l'impulsion du film OSS 117 et de son acharnement comique sur René Coty) rassemble 274 membres... Qu'en pensez-vous ?
René Coty doit beaucoup à Jean Dujardin. C'est ainsi qu'il est redevenu un personnage populaire auprès des jeunes générations. Merci Jean. Merci OSS. Mais je suis un peu désespéré, car il paraît que le nouvel épisode se passe sous le général de Gaulle. Est-ce qu'on y cite au moins une fois Coty?
Ration. Puisque vous êtes spécialiste de musique classique, est-ce que vous pouvez enfin nous expliquer pourquoi les vinyles sonnent mieux que les CD ? Est-ce que c'est pareil pour la littérature? Y voyez-vous le même type d'évolution de «l'écoute» ?
Je ne saurais trop vous expliquer. Le fait est que, pour l'instant, l'analogique a presque toujours un caractère plus vivant que le numérique. Ce qui est nouveau, c'est que tout le monde commence à être d'accord sur ce point, alors qu'au début du CD, en pleine offensive commerciale, tout le monde affirmait que le CD était bien supérieur au disque vinyle.
Bardamu. Travaillez-vous votre texte avec un plan très détaillé ?
J'ai toujours une construction assez précise, mais pas super détaillée, contrairement à d'autres écrivains, car on ne sait jamais avant d'écrire si un élément du récit va prendre une ligne ou trois pages. Et puis, je fais souvent des changements jusqu'à la dernière minute, un peu comme un compositeur d'opéra après la générale. Tout d'un coup, je m'aperçois que la grande scène de l'acte II sera beaucoup mieux à la fin de l'acte I.
Ration. J'aime beaucoup ce que vous dites sur votre fascination pour le principal inculpé... Est-ce que vous avez une tendance «petit chaperon rouge» en quête des méchants loups?
Il avait un grand avantage sur tous les autres: c'est qu'il était vivant. Et puis ce vieux magouilleur commençait à me sortir les photos de toutes ses relations pour me séduire... en tout bien tout honneur, bien sûr. Mais intérieurement, j'avais soudain l'impression d'être moi-même une jeune fille des «Ballets roses».
Source:
Libération